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050929 - «dénigrement public de l'identité turque»
L'Express du 29/09/2005 Turquie, La mémoire retrouvée
de notre envoyé spécial Jean-Michel Demetz avec Nükte V. Ortaq
Quatre-vingt-dix ans après, le tabou du génocide arménien se brise. A côté d'un discours officiel toujours verrouillé, médias et universitaires redécouvrent un passé longtemps occulté. A l'heure où le pays aspire à rejoindre l'Europe, ce débat passionné fait office de test démocratique

Orhan Pamuk est l'un des écrivains turcs les plus célébrés au sein de la république internationale des lettres. Le 16 décembre, ce romancier devrait pourtant être jugé pour «dénigrement public de l'identité turque» - un délit selon l'article 301 du nouveau Code pénal. Le parquet d'Istanbul avait classé sans suite une première plainte, estimant que «l'expression d'opinions dans le but de critiquer n'est pas un délit». Mais un autre procureur, celui de Sisli, un arrondissement d'Istanbul, a finalement inculpé l'auteur. Il lui est reproché d'avoir déclaré, en février, dans un entretien accordé au quotidien suisse Tages Anzeiger, repris par le magazine turc Aktuel, que «30 000 Kurdes et 1 million d'Arméniens ont été tués sur ces terres [en Turquie]. Presque personne n'ose le dire, à part moi». S'il est reconnu coupable, Pamuk - qui, dans l'attente du procès, n'a pas souhaité commenter pour L'Express cette inculpation - risque, en théorie, de six mois à un an de prison. Tout à son rêve d'Europe et portée par un vent de réformes sans précédent depuis Atatürk, son fondateur, la république turque de 2005 a les yeux fixés sur Bruxelles, où les Vingt-Cinq doivent ouvrir, le 3 octobre prochain, les négociations en vue de l'adhésion. Mais, quatre-vingt-dix ans tout juste après les massacres de 1915, la question arménienne - celle du «prétendu génocide», comme la qualifie la terminologie officielle à Ankara - resurgit avec ses spectres du passé. «Depuis quelques mois, des écrivains et journalistes sont poursuivis sur la base de l'article 301, témoigne l'avocate Fethiye Cetin. Et toujours autour de la question arménienne.» Le 7 octobre, c'est le journaliste arménien Hrant Dink, rédacteur en chef du magazine (en arménien et en turc) Agos, qui comparaîtra pour un premier procès. On lui fait grief d'avoir revendiqué son identité arménienne. L'éditeur turc Ragip Zarakolu avait obtenu en justice, en 1997, le droit de traduire et de publier des auteurs sur le génocide, dont Vahakn Dadrian, directeur de Genocide Research à l'institut Zoryan de Cambridge (Etats-Unis). Mais, depuis mai, il a été mis plusieurs fois en examen: «Une nouvelle vague nationaliste s'attaque à la liberté d'expression pour entraver la marche vers l'Europe», analyse-t-il.

Le drame arménien
Dates clefs
1894-1896 Entre 100 000 et 300 000 Arméniens sont exécutés dans un contexte de réveil nationaliste.
1909 En avril, attaque du quartier arménien d'Adana, en Cilicie.
1915 Après la défaite de Sarikamich, les soldats et gendarmes arméniens, accusés de trahison au profit des Russes, sont désarmés. Massacre des Arméniens révoltés à Van. Le 24 avril, 600 intellectuels sont arrêtés à Constantinople. Mai: une loi sur le «déplacement des personnes suspectes» autorise «les commandants d'armée à déplacer la population des villes et villages soupçonnée de trahison et d'espionnage». Déportations à l'Est et à l'Ouest.
1916 Massacres dans les camps de déplacés du Sud.
1919 Procès à Constantinople par la justice ottomane des dirigeants du Comité Union et progrès et des ex-ministres jugés responsables des massacres et déportations. Ils sont condamnés à mort par contumace.
Une histoire vouée à consolider l'Etat-nation
Faut-il s'inquiéter de cette offensive judiciaire? Ou n'y voir que de simples provocations isolées? La dynamique du processus de réforme, aiguillonné par la candidature à l'Union européenne, est telle que les premiers intéressés eux-mêmes minimisent les derniers incidents, préférant dénoncer des résistances individuelles, ultimes soubresauts d'une bureaucratie hostile aux réformes libérales orchestrées par le pouvoir. «Les partisans du statu quo dans l'administration et la justice ne sont pas mécontents d'embarrasser, par de telles initiatives, le gouvernement juste avant l'ouverture des négociations avec Bruxelles», estime Fethiye Cetin. La tentative d'annulation, le 22 septembre, en fin de journée, d'un colloque universitaire consacré aux Arméniens de la fin de l'Empire ottoman, à la suite d'une «demande d'informations» sur les participants et invités émanant du 4e tribunal administratif d'Istanbul, lui-même saisi par une association de juristes, confirme cependant la détermination d'une partie de l'appareil d'Etat à ne rien céder sur la vérité officielle en vigueur sur les massacres de 1915. Ce colloque, il est vrai, est un tournant. Réservé à dessein aux universitaires turcs, il voulait, pour la première fois, sur le territoire turc, et non dans le cadre d'une conférence internationale, exposer des vues contradictoires des événements d'il y a quatre-vingt-dix ans. Le séminaire devait initialement se tenir en mai. Face aux menaces, le rectorat de l'université du Bosphore avait décidé de le reporter. En pleine séance de la Grande Assemblée nationale, Cemil Cicek, ministre de la Justice (et porte-parole du gouvernement) - un conservateur connu pour son nationalisme - n'avait-il pas dénoncé cette rencontre d'universitaires comme «un coup de poignard dans le dos»? Même si le Premier ministre avait désavoué le politicien, l'imprécation avait choqué. Après vingt-quatre heures de flottement, le 23 septembre, le même ministre de la Justice désavouait les juges administratifs et donnait son feu vert à la tenue du colloque les 24 et 25 septembre. Le Premier ministre exaltait, de son côté, les «libertés académiques».


Si rocambolesques qu'elles soient, ces dernières péripéties sont plus qu'anecdotiques. Paradoxalement, elles prouvent que le débat autour de la question arménienne s'est imposé comme un test sur la démocratisation de l'Etat et de la société turcs. «Après le kémalisme, le rôle de l'“Etat profond”» - l'influence des services de sécurité au sein de l'Etat de droit - la question kurde, c'est le dernier tabou qui est levé», estime le journaliste Hrant Dink. Très vite après sa fondation, la République turque, bâtie sur les décombres de l'Empire ottoman, avait, en effet, forgé un récit historique destiné à consolider un Etat-nation fragile, comme, au XIXe siècle, la IIIe République en France. Le monopole d'Etat sur la recherche historique aura tenu pendant sept décennies. Les Arméniens disparaissent de la littérature turque contemporaine. Dans les écoles, des générations se sont vu enseigner cette thèse unique: la déportation des Arméniens n'était qu'une réaction à leur soulèvement armé en pleine guerre mondiale, au côté de l'ennemi russe, contre l'empire, et les morts n'avaient, par ailleurs, pas été commanditées mais causées par le typhus, la famine, les attaques de tribus kurdes incontrôlées et les rigueurs du climat. Le nombre des victimes lui aussi était établi une fois pour toutes. «De quelque manière qu'on fasse le calcul, le nombre d'Arméniens qui, pour différentes raisons, perdirent la vie au cours de la Première Guerre mondiale ne dépasse pas 300 000, ce chiffre comprenant les pertes occasionnées par diverses causes pendant ce transfert [la déportation]», écrit Kamuran Gürün, membre de la très officielle Société turque d'histoire (1). La diaspora arménienne, de son côté, évalue à 1,5 million le nombre de morts. «Après la guerre, les fermiers et notables turcs, enrichis par la saisie des biens arméniens, sont devenus la base du nouveau régime, analyse Mete Tuncay, chef du département d'histoire de l'université Bilgi. Ils avaient intérêt à cette amnésie collective.» «On a dépeint les Arméniens comme des traîtres, des menteurs, des massacreurs de Turcs, on a minimisé leur forte présence passée en Anatolie, s'insurge Hrant Dink. Oui, certains groupes ont collaboré avec les Russes et les Français, mais la vérité, c'est que la grande majorité des Arméniens était restée fidèle aux Ottomans. Qui a trahi qui?»


Longtemps sous l'emprise de cette amnésie d'Etat, l'opinion turque a progressivement redécouvert l'existence d'une question arménienne. Tragiquement, d'abord, avec les attentats de l'organisation terroriste Asala, dans les années 1970 et 1980. Ensuite, au cours des années 1990, sous la pression d'une Arménie indépendante née de l'éclatement de l'URSS et des résolutions votées par différents Parlements nationaux appelant à la reconnaissance du «génocide». Le carcan d'une histoire d'Etat se desserre, sous l'effet aussi du contexte européen, «ce mot de passe pour la démocratisation de la Turquie», selon l'heureuse expression de Murat Belge, professeur à l'université Bilgi. Certes, à aucun moment (et malgré la pression de la diaspora) l'Union européenne n'a exigé comme condition préalable à l'adhésion la reconnaissance par les autorités d'Ankara du caractère génocidaire des événements de 1915. Mais l'écho des polémiques à l'Ouest - en France, deuxième terre d'accueil des Arméniens, après les Etats-Unis, l'opposition socialiste en avait fait une condition à l'ouverture des négociations - contribue à ouvrir le débat au sein de la société turque. La tragédie du passé s'incarne. Des histoires individuelles surgissent. Le travail de mémoire se met en marche. L'hebdomadaire Agos révèle ainsi, à l'occasion de son décès, les origines arméniennes de Sabiha Gökcen, fille adoptive d'Atatürk et première femme pilote de chasse. Dans un petit ouvrage (cinq tirages, 15 000 exemplaires), Ma grand-mère, Fethiye Cetin raconte comment son aïeule lui confie, à la fin de ses jours, qu'elle est un de ces enfants arméniens adoptés par une famille turque, lors de la déportation de 1915: «De nombreuses familles ont connu des histoires analogues, souvent transmises par les femmes, raconte-t-elle. L'heure est aujourd'hui au souvenir avant de présenter, demain, des excuses.»


Des images insoupçonnées surgissent aussi de l'abîme. «Turc et musulman», l'éditeur Osman Koker vient de publier un catalogue de plusieurs milliers de photos et cartes postales sur Les Arméniens en Turquie, il y a cent ans: «On ne savait presque rien des Arméniens, c'est comme s'ils n'avaient jamais vécu ici. A l'école, on enseigne une histoire qui commence avec l'arrivée des Turcs d'Asie centrale en 1071 et finit avec les Turcs. Mais il y avait d'autres civilisations installées en Anatolie avant nous. Pourtant, on ne nous a jamais dit que des villes de Turquie ont été fondées par des Arméniens.» Grâce à son travail d'édition, tout un monde méconnu émerge. L'orphelinat de Mersine. Le quartier de l'église arménienne à Adana. Les paysans arméniens de Kelkit. Le couvent de Saint-Ephrem. En janvier dernier, une exposition montrait ces témoignages au public, en plein cœur d'Istanbul, sur la très animée rue Istiklal. Il est prévu qu'elle soit présentée en Allemagne ce mois, et en France début 2006.

Une contre-propagande parfois grossière

Ce printemps, pour le 90e anniversaire, la presse turque a largement ouvert ses colonnes aux chercheurs de toutes opinions. Car la persistance du tabou dans le grand public reste aussi liée à une ignorance des faits. «Je me souviens que Hurriyet, en 2001, avait publié un photomontage montrant un chien pissant sur la statue de Komitas inaugurée à Paris, raconte Yavuz Baydar, journaliste à Sabah. Leur rédaction en chef ignorait que cet intellectuel arménien, sauvé des rafles à Constantinople en 1915 par ses amis turcs, est l'un des plus grands compositeurs de notre pays! Le Beethoven de Turquie!» Et aussi l'auteur de la liturgie apostolique aujourd'hui chantée dans toutes les églises arméniennes. Le lendemain, ils publiaient un rectificatif. «Les médias avaient contribué à créer le tabou, les médias ont contribué à sa levée», explique le journaliste de Hurriyet Sefa Kaplan, auteur d'un recueil d'entretiens intitulé Que s'est-il passé en 1915?


La résurrection, en marge de la sphère publique, de cette mémoire jadis abolie provoque, en réaction, une crispation chez les tenants du discours officiel. A l'école, un nouveau programme est élaboré en vue de démonter l'illégitimité des revendications de la diaspora. Le ministère de l'Education enjoint même, par une circulaire datée du 14 avril 2003, aux établissements scolaires d'organiser des conférences et des concours mettant en valeur «le combat contre les revendications infondées des Arméniens.» A côté de la Société turque d'histoire, un think tank nationaliste comme l'Asan, le Centre d'études stratégiques eurasiennes fournit un matériel de réfutation. Au nom du pluralisme, une contre-propagande parfois grossière est éventuellement relayée par la presse. Le quotidien Milliyet, la semaine dernière, évoquait ainsi les recherches d'un avocat turc installé aux Etats-Unis, Eda Elitok, qui se fait fort d'établir que les Arméniens ont, à la même époque, tué 2,5 millions de Turcs…

Revendications maximalistes

Par notre conférence, nous, historiens, sociologues, intellectuels turcs, nous voulons dire à nos concitoyens combien nous en avons assez de ce discours nationaliste de négation, explique Halil Berktay, professeur à l'université Sabanci, l'un des organisateurs du colloque. Il est absurde de nier que l'arménicité anatolienne, ce groupe ethno-linguistique distinct, a cessé d'exister dans les années 1915-1916. Quelle que soit l'appellation qu'on lui donne, tragédie, massacre, génocide, annihilation, disparition ou extermination, c'est un fait.» Halil Berktay est bien placé pour mesurer le chemin parcouru depuis l'interview donnée à L'Express, le 9 novembre 2000, où il brisait le tabou: «Aujourd'hui, avec ce colloque, nous faisons entendre la voix de la Turquie intègre. La question arménienne est une question turque: elle a pris son origine dans ce qui est la Turquie contemporaine et c'est en Turquie qu'elle est niée. C'est une blessure ouverte dans la conscience collective.»


Si les milieux nationalistes et conservateurs trouvent encore un large écho dans l'opinion, c'est aussi à cause de ce que Baskin Oran, professeur à la faculté de sciences politiques d'Ankara, nomme la «paranoïa de Sèvres», du nom du traité que les Alliés victorieux tentent d'imposer après la Première Guerre mondiale et qui démantelait l'empire en créant une Arménie et un Kurdistan indépendants. Tout se passe, au fond, comme si un pan de l'opinion - effrayé par certaines revendications maximalistes, dans la diaspora, exigeant des réparations et une restitution des terres - doutait de la capacité de maintenir l'Etat unitaire voulu par Atatürk, sous le jeu des tensions identitaires internes - et d'abord du «problème kurde», désormais officiellement reconnu comme tel par le Premier ministre.


A écouter, le week-end dernier, les universitaires turcs présents - la crème de l'intelligentsia progressiste du pays - à l'université privée Bilgi d'Istanbul, il était patent que le débat cherche son autonomie propre. Etyen Mahcupyan, éditorialiste au quotidien Zaman, un autre Arménien de Turquie, totalement désavoué par la diaspora, le résumait: «Notre seul point commun, ici, c'est de considérer que les thèses officielles turque et arménienne sont toutes deux des escroqueries.» Pour le reste, bien des divergences séparent les universitaires. La notion même de génocide, bien sûr. La majorité des historiens l'écartent pour son caractère juridique, d'abord - trop normatif pour ne pas entraver une recherche libre. Taner Akcam, professeur à l'université du Minnesota, lui, en revendique la validité conceptuelle pour les sciences sociales. Comment, par ailleurs, établir la distinction entre la responsabilité imputée à un groupuscule - l'Organisation spéciale, créée par le Comité Union et progrès - qui avait pris le contrôle de l'Etat et celle, éventuelle, de la société? «L'étude des archives prouve de manière répétée qu'il y a bien eu une politique de destruction des Arméniens, même si une vingtaine de gouverneurs ottomans s'y sont opposés, cinq d'entre eux le payant de leur vie», soutient Taner Akcam. Pour Fikret Adanir, professeur à l'université de Bochum (Allemagne), «contrairement à ce que beaucoup pensent, c'était plus qu'un pogrom. C'était un génocide, même sans ordre de destruction. Y en avait-il d'ailleurs un pour les juifs?» Et d'ajouter: «Mais je comprends que le gouvernement turc refuse de le reconnaître par crainte de voir poser sa responsabilité juridique et financière.» D'autres points de clivage se sont fait jour. «Faut-il analyser les faits avec une froideur toute scientifique ou à partir des perceptions de ce qui s'est passé?» interroge Ahmet Insel, professeur à l'université de Galatasaray. Quelle place réserver à l'étude des mentalités, dans la société turque comme dans la diaspora arménienne? Le rôle de cette dernière est aussi objet de débat: facilite-t-elle le dialogue entre scientifiques ou tente-t-elle de le bloquer? «Certains chercheurs de la diaspora exigent de nous, en préalable à toute discussion, un acte de contrition, une reconnaissance du génocide, regrette Ayhan Aktar, professeur à l'université de Marmara. Nous n'en sommes pas là. L'heure est au travail de recherche.» Les archives turques sont désormais ouvertes, même si, en pratique, seule une partie est organisée et donc accessible. Celles des mouvements nationalistes révolutionnaires arméniens du début du siècle sont aux Etats-Unis, à Boston. «Il est faux de dire que les Turcs niaient la vérité. En fait, ils l'ignoraient, résume le journaliste Hrant Dink. C'est notre mission de la faire apparaître avec patience et prudence.»

V.V

 
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